Stanislas Dehaene
Professeur au Collège de France
Directeur de l’Unité de Neuro-Imagerie Cognitive, INSERM, et du Centre NeuroSpin, CEA, Université Paris-Saclay
«Le livre de l’univers est écrit en langue mathématique», affirme Galilée – mais de quelle langue s’agit-il, et comment apprendre à la parler couramment? Ce numéro exceptionnel est entièrement consacré aux relations complexes et ambiguës qu’entretiennent la langue, les langues, la faculté de langage, les langages informatiques... et les mathématiques.
Si les mathématiques sont bien un langage, celui-ci, comme le note Galilée, n’est pas, comme les autres, constitué de mots ou de lettres, mais «ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il serait humainement impossible d’en comprendre un mot». La langue mathématique ne serait donc pas une langue naturelle? L’analyse de Galilée rejoint ici l’intuition d’Einstein, qui avoue ne pas penser en mots, mais à l’aide «de signes ou d’images plus ou moins claires». Écoutons encore Bertrand Russell, pour qui «la langue ordinaire est absolument inapte à exprimer ce que la physique énonce vraiment, car les mots de la vie de tous les jours ne sont pas suffisamment abstraits. Seules les mathématiques et la logique mathématique arrivent à dire précisément aussi peu que le physicien ne le souhaite».
Récemment la recherche en sciences cognitives a mis à l’épreuve les réflexions de Galilée, Einstein et Russell. Comme l’explique Marie Amalric dans ce numéro, l’imagerie cérébrale confirme que les circuits cérébraux du langage et des mathématiques sont disjoints. Lorsque nous comprenons une phrase, ce sont presque exclusivementdes régions de l’hémisphère gauche qui s’activent. Elles forment un réseau restreint et spécialisé, confiné au lobe temporal et à la région frontale inférieure (aire «de Broca»). Par contre, lorsqu’une personne réfléchit à un énoncé mathématique, l’activité est distribuée dans les deux hémisphères, dans des aires précises et reproductibles des lobes pariétaux, frontaux, et de la région temporale inférieure, qui n’ont rien de commun avec les aires du langage.
Le mathématicien professionnel, lorsqu’il jongle avec les faisceaux, les catégories, les fibrés ou les topos, ne se contente donc pas de manipuler ces mots dans un sens nouveau – son cerveau s’évade hors du champ du langage, dans les sphères d’une langue vraiment nouvelle. Et pourtant, les circuits corticaux qu’il met en œuvre, nous les possédons tous! En effet, les mathématiques de haut niveau recyclent des régions du cerveau qui, chez tout un chacun, servent déjà à calculer 2 + 2, à estimer une distance, ou à évaluer la taille d’un objet. Ces concepts composent une langue à part.
Langage mathématique et langue naturelle sont dissociables. Un accident vasculaire peut rendre une personne aphasique tout en laissant intactes ses capacités de calcul et d’algèbre. Inversement, certaines maladies génétiques affectent sélectivement le sens des nombres et de l’espace sans toucher à la syntaxe de la langue.
Mathématiques et langage ont-ils seulement évolué en parallèle au cours de l’hominisation? On peut en douter lorsque l’on jette un regard sur les rares traces qui nous restent de notre Préhistoire. Comme le montre Oliver Keller dans les pages qui suivent, les œuvres originelles que nos ancêtres nous ont léguées sont d’essence mathématique. Les premiers hommes n’ont pas seulement créé de magnifiques peintures et gravures sur les parois des grottes ornées – indice probable de l’existence, dès le Paléolithique supérieur, d’un langage articulé. Bien avant cette période, les plus anciennes créations culturelles de l’humanité sont des figures géométriques qui évoquent une proto-mathématique d’origine extraordinairement précoce: –77 000 ans pour les ocres gravés de la grotte de Blombos, –1,6 million d’années pour les premiers bifaces à double symétrie orthogonale, et jusqu’à –2 millions d’années pour les «sphéroïdes», ces pierres taillées en forme de sphère presque parfaite. L’espèce humaine était-elle donc matheuse avant d’être loquace?
Il semble bien, en tous cas, que dans le domaine mathématique, l’intuition des concepts précède de beaucoup les mots pour les dire. Mes propres recherches chez les Indiens d’Amazonie, menées en collaboration avec le linguiste Pierre Pica, le suggèrent: même en l’absence d’éducation et de vocabulaire mathématique, ces hommes et ces femmes comprennent les concepts de nombre, d’arithmétique, de mesure, de ligne droite, de parallèle, d’angle droit.
Avant même de savoir les exprimer en mots, jouons, donc, dès le plus jeune âge, avec les objets mathématiques. Casse-tête, puzzles, paradoxes, constructions, origamis, pliages sont de merveilleuses machines à stimuler, de façon informelle et ludique, l’esprit de géométrie qui sommeille en chacun de nous. C’est dans ce sens que je parraine, avec enthousiasme, en 2017, le dix-huitième Salon Culture et Jeux Mathématiques.